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1930-06-25, Denis de Rougemont à Alice et Georges de Rougemont

Chers parents,

Je viens de nouveau crier misère, d’urgence, et demander que vous m’envoyiez le plus tôt possible mon mois de juillet. Je n’ai plus un sou depuis quelques jours et j’ai à payer 200 fr. pour mon établissement officiel (carte d’identité, etc.). Roland est aussi à bout de ressources, car il a payé huit jours de Paris à Éric [de] Montmollin. Et tout ce que j’attends des revues, dames polonaises, etc., ne viendra… que plus tard. J’ai assez peur de ce qui va se passer avec mon permis de travail. Il y a de la nervosité dans l’air… Il faudra sans doute faire intervenir quelque grosse nuque politicarde pour m’aider à l’obtenir.

Travail : 8 h par jour au bureau ou à Paris chez les libraires. Affolement perpétuel, tout est en retard. Intérêt et énervements, déceptions et espoirs, grosse dépense de diplomatie envers Caudron, le personnel, les clients, les auteurs. [p. 2] À côté de cela, accablé de demandes de collaboration, de récriminations à cause de mes retards. Mais où trouver le temps de me concentrer pour écrire ? Le soir, je n’ai qu’une envie : voir des amis et oublier mon turbin. D’ailleurs il faut bien se faire un peu inviter quand on vit d’emprunts. — Santé : souffert la semaine dernière d’une colique de six jours consécutifs, dont 1 ½ au pieu, suite d’un empoisonnement dont quelque bistro du quartier est responsable. Le cas est fréquent dès qu’il fait chaud. Monod m’a rassuré. Je vais manger du Biolactyl, sur le conseil de Chenevière. Ledit, toujours charmant et fidèle ami, vient de passer quinze jours ici, et ne m’a pas « laissé tomber », comme on dit. Nous avons fait mille farces ensemble, avec la bande Jaloux, Cassou. La duchesse est toujours très aimable, du haut de sa froideur de mathématicienne-féministe. — Mondanités : relâche. Deux thés en perspective, c’est tout. — Appartement : pas prêt encore. Impossible de voir Caudron pour lui demander quand je puis y entrer. Peut-être attendrai-je à novembre, comme maman me le conseillait. Je ne sais encore. Merci pour les prix de literie, précieuse base (c’est le cas de le dire). — J’ai fui, samedi soir, à la campagne, à Saint-Leu-la-Forêt. Couché dans une auberge, vagabondé sur des collines de chasses gardées, d’où la vue était splendide, dormi dans les fougères, retrouvé l’après-midi dans le jardin de Wanda Landowska (célèbre claveciniste) Roland et Éric, pour entendre un délicieux concert de musique ancienne. Herrlichst ! Je compte bien en faire autant tous les prochains week-ends, il y a de si belles campagnes à une heure de Paris. — Encore sept semaines !!

Votre Top. très affectionné

 

Le mystérieux comte de Rougemont ne peut être que Robert de R. du Löwenberg, puisque ce n’est pas du Temple de R. — que je connais depuis quelque temps — et que le Monsieur qui m’a téléphoné en mon absence, se disant mon cousin, n’était pas Jacqui. J’irai poser des cartes un de ces jours « p[eut]-ê[tre] ».