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1930-12-06, Denis de Rougemont à Alice et Georges de Rougemont

Chers parents,

Vous avez sans doute reçu notre catalogue, que je vais vous faire envoyer à titre de curiosité, non pas pour que vous souscriviez, puisque cela ne vaut pas pour la Suisse. C’est Labor à Genève — Geisendorf — qui a l’exclusivité pour tous nos livres. J’ai traité l’affaire des derniers jours et l’ai bouclée très honorablement pour nous, ce qui m’a valu les félicitations de Caudron ; je dois dire que j’y suis très sensible, et que cela me récompense un peu de mon travail de forçat : tous les soirs jusqu’à 7 h ou 7 h et demie, et ces deux derniers soirs, jusqu’à 8 h. Six heures de turbin, sans débrider, c’est un peu beaucoup, cela fait 10 heures par jour. Et quel travail ! Discuter affaires pendant 2 heures — rien de plus énervant — ensuite dépouiller 30 à 40 lettres, y répondre, vérifier les délais de typographie, composer des annonces, des circulaires, des listes de librairies, combiner des couvertures, des prix de papier, etc. Et enregistrer tous les abonnements, par centaines, rarement réguliers, car les gens sont bêtes.

Santé bonne, bronchite guérie. Toutes mes soirées ici, sauf 1 ou 2 avec des gens qui ne me parlent qu’éditions et prix de revient. Quel ouf ! le samedi ! Je dîne ce soir avec Chenevière, c’est ma récréation de la semaine.

[p. 2] J’écrirai demain à Reynier que je n’ai pas 1500 fr. pour la chambre. Pourrait-on savoir si je puis tout de même aller au bal, ce que j’aimerais assez, vu mon éloignement habituel de tout ce petit monde [?]

Pas trop à faire pour le moment à Foi et Vie : pour des raisons que j’ignore encore — ménager certaines susceptibilités — « mon nom » ne doit pas figurer sur la couverture comme on fait d’ordinaire, et je ne dois pas trop dire que je suis à la rédaction.

Je ne sais pas du tout combien de jours j’aurai à Noël ou Nouvel An. Je ne le saurai sans doute jamais, et on me fera de gros yeux si je m’absente un peu plus que les petits employés, tous plus ou moins cousins de Caudron et très susceptibles. Caudron m’a pourtant dit l’autre jour que j’allais devenir officiellement Directeur des Éditions, mais pour l’instant, j’ai plutôt l’air d’un pisto vis-à-vis des autres employés tousa mieux payés que moi — je m’en étonne un peu, mais ne dis rien, vu que nous sommes dans une terrible panade. Le mieux, c’est qu’en fait, je suis une des 3 têtes de la maison ! (30 employés et 60 ouvriers).

Vais prendre le thé chez Roland, pour me reposer un peu et flemmer comme aux beaux temps de l’hôtel Corneille. Vais-je passer ma vie à trimer ainsi comme un bœuf ? Je le crains parfois. — Pas besoin de sous. Ma femme de ménage fait merveille, et me nourrit pour 400 fr. par mois ! Menu d’aujourd’hui :

Potage
Choux-fleur gratin
Rôti de porc
Choux de Bruxelles
Camembert
Pommes
Bordeaux blanc

Votre fils bien affect.
Top.