[p. 1]

1929, Denis de Rougemont à Alice de Rougemont

Chère Maman,

Merci de ta lettre et de l’envoi qui l’accompagne. Je suis resté ici ce matin, ne pouvant me résoudre à aller aux cours, par dégoût. J’écris beaucoup pour moi, et cela suffirait si bien à remplir mes heures de travail… Pour les autres heures, c’est le noir le mieux broyé, sauf quand je vois des amis, où alors « ça reva ». J’ai dîné et déjeuné à Ferney, à Hauterive (Chenevière) et ce soir, chez de Traz. Et mardi, chez [Albaret]. Hier soir, concert d’abonnement. Samedi soir, en rentrant du ciné, rencontré Guy de Pourtalès, à un endroit où j’allais pour rencontrer quelqu’un, mais ne sachant absolument pas qui. (Ce genre de chose devenant assez fréquent, je m’en étonne moins.) Il m’a demandé « des nouvelles de notre amie, madame O… » qu’il croyait en Italie. Et puis il m’a demandé de collaborer à la Revue hebdomadaire. Ironie des conséquences… Dimanche soir, soirée au café avec Pierre Girard, charmant. Hier après-midi, Chenevière est venu me lire un roman-conte ravissant qu’il va publier. Il a vu sur ma table la photo de Mme O. à dix ans, et en a été bouleversé (il ne sait pas que c’est elle, naturellement). Il la reprenait sans cesse, me disait ne pouvoir s’en détacher, et que ces yeux sont singulièrement émouvants… Il est vrai que nulle part je ne la reconnais mieux que sur ce portrait.

[p. 2] Il fait un temps affreux. Dommage, parce que je comptais faire une longue promenade, j’en ai besoin, étant extrêmement nerveux cette semaine. Je me dis que les seuls moments de calme intérieur, de plénitude, de bonté véritable, je les aurai vécus en Italie l’hiver dernier, et que cela ne peut plus revenir. Après tout, le but n’est pas d’être heureux. Seulement il y a un sentiment de paix, de délivrance intérieure qui est bien plus fécond que ces inquiétudes, — et que j’ai perdu (comment oser croire qu’il m’arriverait deux fois dans ma vie ce que tant d’autres cherchent en vain et qui sont mille fois moins exigeants que moi). Enfin, en voilà assez sur moi. — Je suis bien content de savoir Toinette mieux et Henri tranquille. Quant à Titine, je trouve qu’il faudrait prendre le maximum de renseignements et de garanties extérieures avant de l’embarquer dans une aventure italienne : elle risque de s’ennuyer à mourir, à Rome ; rien n’est plus fermé que la société italienne, et à part Mme Viel, qui d’ailleurs risque de ne pas y être cet hiver, je ne vois pas qui elle pourrait connaître. C’est un peu dur à cet âge d’être absolument seule, surtout dans une ville si austère.

J’ai donné mon manteau à retaper, cela fera 15 à 20 fr. Pas acheté de complet, n’ayant plus guère que 50 fr. en poche. J’attends avec impatience un mandat. — Chenevière était ébloui de mon installation !

Au revoir chère mère. J’ai été très heureux de ta visite et t’en remercie encore, en t’embrassant.
Denis