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1927-12-13, Denis de Rougemont à Alice et Georges de Rougemont

Mers chers,

J’ai reçu ce matin une carte de Maman qui me plonge dans la plus grande perplexité. Je crois avoir écrit dans une dernière lettre que mes comptes bouclaient au 3 ou 4 décembre par un déficit de 5 schillings (empruntés à Pierre, naturellement). Or maman se déclare intéressée par ce relevé de mes finances, mais s’en tient là avec une sérénité que je ne saurais hélas partager. Comme me l’a spirituellement déclaré la Frau Reisner, ma logeuse, ce matin même, « on ne vit pas avec rien à Vienne », j’en ai fait la triste expérience depuis 10 jours, vivant d’expédients et d’emprunts, de promesses aux créanciers, de sourire à la Frau Reisner, qui a l’air, malheureusement, de ne plus s’en contenter.

[p. 2] Je mène la vie du pauvre étudiant qui veut sauver les apparences, dans l’espoir qu’un jour ou l’autre, les affaires s’arrangeront plus ou moins miraculeusement.

Tableaux de misère : le restaurant populaire dit « Wök » où l’on mange pour fr. 0,80 un bouillon maigre et quelques « knödl » informes sur un coin de table, en compagnie de purotins de toutes espèces, et de tous âges, aux airs dramatiques et surtout, pressés. Ou bien, vers minuit, après un concert par exemple, on remplace le souper qu’on n’a pas pris — comme par hasard — par des « Frankfurter » achetées au kiosque du coin. Ce sont des petites saucisses, appelées ailleurs « Wienerli », que la grosse bonne femme du kiosque vous sert bouillantes sur une assiette avec un morceau de pain gris et de la moutarde. On croque ça, accoudé à la banquette, à la lueur d’un bec de gaz sans manchon qui menace de s’éteindre sous le vent et la neige. [p. 3] Il y a 4 ou 5 clients, qui mangent en silence, chauffeurs de taxis, belles de nuit, un monsieur en manteau de fourrure d’occasion. Pataugeage dans la neige fondante. Le Ring aux arbres blancs, de plus en plus russe.

Je rentre chez moi : alors commence la chasse aux puces. Une ou 2 victimes par jour, en moyenne. (C’est une des raisons qui me fera quitter cette chambre au mois de janvier.) Je finis par m’endormir avec l’espoir que le courrier du matin m’apportera la délivrance. Bernique.

(Le Herr Prof. Kappelmacher est en train de se livrer à des prodiges de pédantisme autour d’une lettre de Cicéron aussi incompréhensible en latin qu’en allemand. Dire qu’il y a des gens qui s’intéressent à ça !!)

[p. 4] Je pense que j’irai passer les fêtes à Budapest. Gyergyai m’écrit pour m’y engager. Il me dit que je pourrais me faire recevoir au collège Oetvosb, où il est actuellement (c’est « l’École normale » de Hongrie), avec une lettre d’introduction de Traz. J’y serais logé et y verrais du monde. D’autre part, j’envisage difficilement un Noël viennois solitaire, passé en luttes avec la vermine indigène (je succomberai toujours sous le nombre). D’autre part encore, cela me coûtera moins cher que de rentrer en Suisse pour 8 ou 10 jours (voyage aller-retour Vienne-Neuchâtel : 160 fr.). Avec l’équivalent de ce billet de 160 fr., je peux passer un séjour assez agréable à Budapest.

Un peu plus tard : en relisant ce qui précède je trouve que la peinture est tout de même un peu poussée au noir. Mais enfin, c’est ce qui me menace, et qui est déjà en partie réalisé. Je ne continue pas [p. 5] moins pour cela à voir beaucoup de gens charmants. J’ai été invité par Pury et Zutter à un bal de bienfaisance où l’on m’a présenté à une trentaine de barons et baronnes ; cela se ramifie en petites soirées où les gens vous invitent, mais qui hélas se passent au restaurant, en sorte qu’on doit toujours débourser pas mal, en fin de compte, pour une jeune fille qui se trouve là, et à qui on doit certaines politesses. Je serai invité, toujours par ces gens, au bal de l’ambassade d’Allemagne le 7 janvier. Etc., etc.

C’est difficile de réagir contre la « facilité » de Vienne, Cela me tue un peu, intellectuellement. Il faudrait que j’aie le courage de m’enfermer pendant 8 jours. Je crois que cela me viendra au cours de l’hiver, quand je serai décidément fatigué par ce papillonnage.

[p. 6] De plus en plus, je pense qu’il me faut rester ici jusqu’à l’été. Les filons que je puis avoir sont tous à plus ou moins longue échéance, et ce serait gâcher les efforts de l’hiver que de partir à Pâques, au moment où cela « rendrait » le mieux, selon toutes prévisions. Sans compter mon allemand…

Par exemple, je pourrais être nommé, pendant le semestre d’été, comme professeur de français au lycée de Kalksburg près Vienne, grand établissement aristocratique dirigé par des jésuites. C’est Zutter qui a le filon actuellement, mais il part à Pâques, et c’est à la condition de se trouver un remplaçant. Ce serait 100 sch. par mois, 6 heures par semaine, de l’expérience et des relations.

J’ai beaucoup travaillé pour Pan-Europa, mais j’en suis un peu déçu : le personnel du bureau est très aimable, mais un peu flemmard, et ne me paie qu’en sourires ! Il y a un mystère là-dessous. Je crois que je n’en aurais pas un groschen, ce qui n’est pas dans le plan. Le directeur s’est contenté de me dire quand je lui ai rendu les épreuves du livre de Coudenhove qui était plein de fautes : « Vous avez fait un gros Denkmal ! Merci du fond du cœur ! » C’est de l’exploitation bien comprise.

J’attends le paquet, auquel hélas j’ai oublié de demander qu’on joigne une culotte de sport et mes bretelles !

[p. 7] Je n’ai pas ici (au bar italien) vos dernières lettres, et ne puis répondre à leurs éventuelles questions parce qu’il faut que cette lettre parte ce soir encore.

Toinette s’est-elle bien amusée à Bâle ? Titine me ferait-elle l’honneur et le plaisir de m’écrire une fois ou l’autre ? Je lui en serais infiniment obligé. M’a-t-on gardé une meringue du dîner de noces de Claude ?

Au revoir, le temps presse. J’espère que le début de cette lettre ne vous effrayera pas trop, mais tout de même assez pour les effets que j’en attends. Dites-moi ce que vous pensez de l’emploi de mes vacances de Noël.

Mit herzlichen Grüssen !
Topinet

 

Avec les respectueuses salutations de Pierre Jeanneretc.

So !