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1945-07-27, Antoinette Petitpierre à Denis de Rougemont

Mon cher petit-frère,

Ta dernière lettre est arrivée en moins de 15 jours. Merci mille fois. J’ai mis du temps à te répondre, presque tout le mois, mais je succombe sous les occupations diverses de ma nouvelle profession ajoutées à celle de mère de famille nombreuse. Ah ! si les jours avaient 30 heures et si l’on n’avait pas besoin de se reposer. On passe trop de temps à dormir. Que je voudrais te parler au lieu d’écrire. Il faut que tu reviennes à tout prix. Chacun le demande, réclame ta présence, en Suisse ou ailleurs. J’ai vu l’ambassadeur de France, Jean-Marie Soutou, qui te connaît depuis des congrès Esprit. Il est attaché de presse à Berne. Très sympathique. Chacun dit quel bon travail tu as fait là-bas, [p. 2] mais aussi combien on te désire au pays. M. Bruggmann a vu Max, même éloge sur toi. Je peux t’assurer que tu auras ton visa de retour aux États-Unis après un séjour en Europe. Les Harrison ont dîné ici il y a 3 semaines avec les Hoppenot et les Stucki. Mrs Harr. m’a parlé de toi. Quelle femme charmante et surtout si simple. On se lierait très vite avec eux de même qu’avec les Hoppenot. Ces derniers sont-ils protestants ? Cela rapproche aussi. Elle est très frêle et fatiguée et a une tâche écrasante à Berne.

Pour répondre à tes questions : ta fortune en Suisse est maigre, quelques centaines de frs je crois. La maison Fritz Bovet est occupée, tiens-toi bien : le rez-de-chaussée par le vacher d’Oncle Henry ; le 1er et le haut par le peintre d’extrême gauche Charles Barraud, [p. 3] de la famille des 4 Barraud de La Chaux-de-Fonds. Je crois que tout [tient] en bas.

Je comprends que tu ne souhaites pas d’être « attaché », mais je vois que la question se pose des échanges intellectuels. Je t’envoie une coupure de la Feuille d’Avis de ces jours derniers sur ce sujet.

Mottu avait en effet remis ton rapport au D[épartement] politique et ton petit mot à Papa est à La Baconnière, demandant de faire paraître tes œuvres, du moins l’avaient-ils ainsi compris. Tu as l’air de dire que tu ne faisais qu’une demande de conditions, eux l’ont pris comme un vif désir de toi de faire paraître LesPersonnes du Drame, ce qui fut fait aussi sont-ils étonnés que tu t’étonnes. D’ailleurs Gallimard mécontent en apprenant la chose, a écrit à Hauser que tu avais touché d’eux plus que tu n’avais pu leur fournir et que c’était à eux de faire paraître tes livres en vertu de [p. 4] contrats d’avant-guerre. Je crois que Hauser s’est arrangé avec Gallimard. Peut-être t’aura-t-il télégraphié. En tout cas, c’est dangereux de promettre à trop d’éditeurs !

L’autre jour à la Radio, les parents sont tombés par hasard sur la rubrique : le Tribunal du livre par de Ziegler, Rheinwald et Paul Chaponnière. C’était LesPersonnes du Drame, très élogieux paraît-il. Rheinwald disait : je crois que c’est plutôt le drame de Denis de R. Papa a pris des notes. Je t’envoie deux critiques. Il y en a d’autres que Papa a gardées.

J’ai été voir [Lucie] Briod, très sympathique. Elle aussi te connaît bien, te trouve comme nous bohème et pas très précis, mais souhaite ardemment ton retour. Nous avons parlé du fameux article de juin 1940. Chacun le ressort, le réimprime. Ziegler l’a lu entièrement à la Radio à propos de ce que je te dis plus haut.

[p. 5] Je t’envoie des photos diverses qui t’amuseront et te montreront que 5 ans nous ont vieillis. Papa est très blanc, teint brun, il est encore beau, maman très très maigre et frêle, va pas mal… J’ai une mèche qui blanchit et vais avoir 42 ans. Pour une femme coquette c’est affreux. Max se maintient, mais il est claqué ces temps par des heures de bureau qui comptent double. Je ne sais si tu as su qu’il avait fait son 1er grand discours aux Chambres, invitant les Russes à venir vérifier les dires de Nicole sur le traitement soi-disant infligé aux internés russes. Et voilà qu’hier, tombe du ciel à Dübendorf toute une délégation. Max tremble mais c’est un réel succès. Nous verrons la suite. Si le résultat est probant, Max sera fier et n’aura pas perdu son temps. Je comprends [p. 6] peut-être mieux pourquoi il a dû se sacrifier. En tout cas, moi je suis de plus en plus convaincue qu’il fallait y aller, et en effet, on fait parfois de grandes choses envers et contre ses goûts personnels et naturels.

Nous n’arrivons pas à nous décider à aller vivre à Berne. Max trouve toujours un prétexte. Il prétend qu’avec la poussée générale à gauche, il sera dégommé bientôt et qu’alors ce n’est pas la peine de déménager. Raisonnement qui, reposant sur une complète inconnue, ne tient pas debout. Alors j’attends. Nous pouvons avoir l’appartement des Pilet à la Junkerngasse, très beau et peu pratique. Je t’y accueillerais le mieux du monde, ici aussi, d’ailleurs, et avec plus de confort.

Il faut que tu reviennes absolument, mais pas à Paris, tout y va mal. Vis en Suisse. Bien sûr que ce serait [p. 7] dur de laisser les 2 petits, mais si tu es sûr de repartir… Ou bien reviens avec eux mais Simonne ne voudra pas les lâcher. C’est un problème insoluble à vues humaines comme tu le dis. Papa en a été si bouleversé qu’il n’a pas pu t’écrire des mois durant.

Nous sommes encore privilégiés à tous égards en Suisse mais l’hiver qui vient sera notre plus dur au point de vue alimentation. La sécheresse a tout compromis, pas de regain signifie abattage de bétail, pas de lait, peu de fromage et de beurre pour l’hiver qui vient. Les pommes de terre restent minuscules. C’en est à faire des processions ! Nous avons des 38 degrés à l’ombre en Suisse.

Nous partons le 31 pour Zermatt où nous avons loué un chalet. Max nous y rejoindra le 3 (les Russes voulant) et ce ne seront plus de vraies vacances comme [p. 8] autrefois. Pourtant je me réjouis fortement de me retrouver à 3000 m.

Il n’y a pas d’école française à Berne sauf pour les petits jusqu’à 8 ans. Max est décidé à laisser les deux grands à Anne-Marie. À Berne, je ne parle guère que français, chacun le sait. Je pourrais parler anglais, mais c’est rarement nécessaire. C’est avec les femmes du Conseil fédéral que je souffre le plus : 1 thé par mois en Schwyzertütsch, affreux.

Antoinette de Rod sort un peu de son veuvage et plus jeune que jamais (60 ans) veut produire Max comme un chien de salons à ses invités de marque ou d’aucune marque. Elle est restée puérile et honnête.

Envoie-nous des photos des enfants. Ils doivent être adorables, beaux et intelligents. Reviens ici, on a des cigarettes tant qu’on en veut, de la viande et autres choses. [p. 9] Tu peux user de la valise tant que tu veux. Mlle Briod trouve que tu aurais pu le faire depuis longtemps. Elle-même a communiqué avec toi par la valise.

Max est en train de faire de grands remaniements ministériels à l’étranger. On nomme à tour de bras, on ouvre des légations. Les femmes viennent me faire des visites fort aimables et inutiles car Max juge leurs maris sur leurs seules capacités ! Mais c’est assez amusant.

Quels livres es-tu en train d’écrire ? Je me demande où ma lettre ira te trouver, en vacances ?

Repose-toi et décide que tu reviens en Europe bientôt. On me demande chaque jour et je ne sais que répondre sur tes projets.

[p. 10] Je t’embrasse bien fort. Simonne s’intéresse-t-elle encore à nous, à l’Europe ? Que pense-t-elle, que veut-elle ? Autant de questions que je me pose souvent.
Toinette

 

Tendresse aux enfants.