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1941-06-26, Denis de Rougemont à Antoinette Petitpierre

Cher Toinette,

Je suis très heureux de recevoir tes lettres et tous ces détails. N’ai pas encore reçu d’autres articles que celui de la Gazette et ce que tu m’envoies (citations). Ne manque pas de m’envoyer les photos qu’on aura sans doute prises. (On en a pris ici, pour L’Illustré, les as-tu vues ?) (Moi non.) Je serais heureux que Kiehl m’écrive en technicien, et me fasse part de ses critiques. C’eût été important pour moi de voir certains effets que j’imaginais…

Je termine enfin mon livre sur la Suisse, pour un éditeur américain et pour l’éditeur français d’ici. Dès que ce sera terminé et remis, je m’embarquerai pour Buenos Aires, vers le 15 juillet je pense. Je compte y rester deux ou trois mois, et rentrer ici fin octobre, mon livre étant paru entre-temps. On me paie le voyage (bateau et avion je crois) et on me promet que je ne rentrerai pas sans dollars. Pendant ce temps, j’espère pouvoir placer les enfants chez des amis, et Simonne compte passer deux mois dans un camp organisé pour les intellectuels européens, et où on leur apprend l’anglais. Elle veut être à même de prendre un job cet automne. Cette séparation est pénible pour moi, mais sauvera peut-être ce qui reste de mon mariage, après quatre mois de tempête et de tortures que j’ai subies. En tout cas nous y verrons plus clair, elle surtout. J’ai payé cher ma venue en Amérique. C’est un continent qui dénature certains êtres, fait ressurgir leur anarchie, leur fait perdre l’équilibre. Je ne puis te raconter tout ce drame, je n’en ai pas le cœur, et il faudrait vingt pages pour expliquer à peu près ce qui en ressort le moins obscurément. S. a en tout cas réfuté dans le vif mon livre sur l’amour et la fidélité. J’y crois encore, mais je constate que « la vie », ou S. en tout cas, ne peut l’accepter. Malgré ce qu’elle m’a fait souffrir, je la plains, elle est victime d’une sorte de cataclysme. Je ne sais pas du tout comment cela se terminera. Je répugne au divorce, ne fût-ce qu’à cause des enfants. Elle croit qu’elle ne m’aime plus, mais mon absence va peut-être la réveiller. Ou me faire voir que je l’aime moins que je ne le crois. Mais je sais que je ne pourrai jamais refaire avec une autre femme ce que neuf ans de vie commune et heureuse avaient construit. On ne recommence pas cette expérience à 35 ans, avec 12 livres derrière soi, intimement liés à ce mariage.

Cette crise m’a rendu incapable de travailler pendant deux ou trois mois, et a fortement compromis ma carrière ici, — tout retardé. Je me trouve aujourd’hui avec 50 dollars dans ma poche, le tiers de mes dettes de ménage. J’attends avec anxiété l’argent de Nicolas, que j’ai demandé à 10 reprises, que j’attendais par télégraphe. Les fonds suisses viennent d’être gelés, et il faudra une longue enquête avant que je puisse toucher la somme, si je le puis encore. Je cherche un prêteur parmi mes amis, essaierai ce soir encore. C’est assommant.

[p. 2] Tout ce que je te dis là, par allusions obscures sans doute — ce serait trop long — doit rester entre nous. N’en dis rien aux parents ou amis. Si les choses s’arrangent, mieux vaut que rien se sache, et si je divorce, il sera temps de le dire.

J’ai trouvé ici de bons amis, qui m’ont soutenu comme ils pouvaient, mais n’ont pas pu influencer Simonne. J’ai trouvé quelques amies, mais je n’étais guère d’humeur à me « consoler », ce ne fut guère qu’une occasion d’échapper pour quelques jours à l’atmosphère de ma maison. Et les Américaines sont des êtres difficiles à vivre pour un Européen. Je pourrais épouser quelques millions de dollars, mais ce serait pur cynisme, et j’en sécherais de tristesse après peu de temps. Au fond, mon seul espoir est que S. se guérisse de sa folie — elle en a fini avec son ami — et me revienne. Mais je ne vois que 50 chances sur 100, exactement.

Nicolas en oratorio a été ici un triomphe de public, et un succès moyen de critique. Ne m’a pas rapporté 1 cent, au contraire, j’ai payé un beau dîner avant ! (à des amis qui m’avaient offert leur loge). Le ministre n’est pas venu, et s’est borné à m’envoyer un télégramme. Prudence helvétique. C’était pourtant de la bonne propagande.

Ai-je dit dans mes autres lettres que je me paye le luxe de lire mon article sur Paris dans mes conférences ? Chaque fois on applaudit. Sa diffusion en France a été inouïe. Je viens de voir une amie de Paris, qui me dit qu’elle savait toute l’histoire, que des copies ont circulé par douzaines, dans les deux parties du pays. Des lettres de Suisse me plaignent de mon « exil forcé ». Je ne pensais pas que c’était cela en partant, mais je l’ai appris, par Raymond de Saussure, dont le frère est au Palais fédéral.

Les enfants sont merveilleux. Colino joue dans le quartier (plein de jardins) et ne parle que slang, je n’y comprends rien. Martine court partout, inaltérablement gaie et farceuse, très jolie avec ses cheveux bouclés.

Je te quitte. Une dame va venir. Puis j’irai à un dîner, et à 11 h je retrouve des amis ailleurs. Routine de New York. On travaille quand on peut, quelques refuges à la campagne.

Je ne dis rien de la guerre. Tout va trop vite. Il me semble que la Suisse n’a rien à craindre avant des mois. Ici la question qui est débattue partout est de savoir wether « we are in it » or not. — We are, à mon sens. C’est-à-dire que ça finira bien. Puissions-nous voir la fin !

Je vous enverrai mon adresse à Buenos Aires dès que le voyage sera décidé (il y a encore une question de visa de rentrée assez délicate). Ne te fais pas de souci pour moi, le pire est passé.

Et embrasse tout le monde de ma part.
Ton frère affectionné
D.