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1930-06-11, Denis de Rougemont à Alice et Georges de Rougemont

Chers parents,

Je vous écris de mon bureau, ne parvenant pas à le faire en dehors de mes heures de travail. Je suis obligé depuis quelques jours d’être ici 8 heures par jour, c’est-à-dire de 8-12 et 2-6. C’est assez dur et abrutissant, et je n’ai littéralement plus une minute à moi, à moins que je ne renonce à voir âme qui vive ou à prendre quelques moments de sommeil. Quand j’habiterai dans la boîte même, cela ira mieux, je gagnerai 1 ou 2 heures par jour.

Il y a longtemps me semble-t-il que je ne vous ai donné de mes nouvelles détaillées. Tout va si vite ! J’ai eu beaucoup de sorties, dîners, théâtres, réceptions, bals, thés. La plus intéressante a été une soirée chez André Germain en l’honneur du comte Keyserling, le célèbre fondateur de l’École de la Sagesse de Darmstadt. Il y avait là vraiment les gens les plus curieux du monde parisien : des duchesses et des ex-dadaïstes, la fille de Tolstoï et la nièce de Wilde, des ministres, de jeunes Américaines, un prince allemand aspirant au trône de Monaco, tout ce qu’on trouve à Paris de plus titré, riche, célèbre et faisandé, dans un décor et des vêtements très élégants, autour d’une immense table couverte de roses. Hier j’ai été présenté à Paul Valéry chez la duchesse de La Rochefoucauld, puis j’ai dîné avec Chenevière. Toujours bien affectueux et remontant. Ce soir, thé de « kabbalistes » chez Jean Cassou.

[p. 2] Ceci me fait penser qu’au fait, j’ai été passer la Pentecôte à Dornach chez les anthroposophes, où m’invitait mon ami Cord. Le pauvre est un peu atteint aux poumons et a été là pour travailler tout en se soignant, il me suppliait de venir le voir et je m’y suis décidé 1 heure avant le départ du train dimanche matin. J’ai vu un tas de choses très curieuses et intéressantes, et quelques personnalités sympathiques parmi trop de femmes laides et boches gründlich. C’est surtout le côté boche qui m’a déplu, cette discipline lourde et pédante. La directrice de la clinique où nous avions nos repas est une personne d’une rare distinction qui m’a parlé des Rougemont de la Schadau avec qui elle passait ses vacances d’enfance, lorsqu’elle était chez sa grand’mère Harrach à Oberhofen. Je n’ai pas réussi à savoir son nom, on l’appelle Sœur Eva. Il y avait là aussi une fille de Tourgueniev, qui est un être extraordinaire, une sorte de sainte intelligente et malicieuse, et son beau-père, un duc Pozzo di Borgo. J’ai vu de belles représentations d’eurythmie et du Faust de Goethe, et une splendide et colossale statue du Christ, en bois, sculptée par Steiner lui-même. On m’a confirmé que l’« église anthroposophe » de Stuttgart est indépendante du mouvement ; il n’y a rien de tel à Dornach. Enfin, au total, je préfère m’intéresser d’un peu loin à ce mouvement, dont je persiste à croire l’inspiration d’une importance capitale pour notre temps. Je ne suis pas fâché de mes 14 heures de train, compensées par deux jours de campagne. — Je n’espère plus guère rentrer avant le 15 août à Areuse, Caudron devient très strict et va trouver que ces 2 mois ½ sont un peu beaucoup de vacances. Heureusement que je l’ai averti dès notre première entrevue à Ferney. — Toujours pas acheté de meubles, n’ayant pas un sou pour cela. J’attends la fin du mois, où l’on me donnera 1500 fr. (j’espérais 1700…). Je suis en train de traiter avec un éditeur pour ma traduction d’Hofmannsthal, il va me faire une avance de 500 et une garantie de 2000 après la parution en mars 1931.

Merci 1000 fois pour les caramels de Titine et le chocolat transmis par tante Agnès à Mme de Pury. J’écrirai bientôt à la Tinoche. J’espère que Toinette va toujours aussi bien. Est-elle déjà sortie ?

Affections.
Denis

 

J’ai reçu une invitation de bal « de la part du Cte R. de Rougemont ». C’était chez des juifs qui n’ont pas su me dire de quel Rougemont il s’agissait. Puis je suis allé à un autre bal où j’ai rencontré le jeune comte du Temple de Rougemont qui m’a dit que ce n’était pas de leur part que venait cette carte bien qu’il connaisse fort bien, disait-il, mon existence. Je pense que ce comte R. de R. n’est autre que le cousin du Löwenberg.