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1933-05-09, Denis de Rougemont à Georges de Rougemont

Cher Père,

Je voulais t’écrire pour ton anniversaire, et aussi pour répondre à ta lettre, mais j’ai été bousculé ces jours-là justement, par le départ de Simonne pour Genève, départ renvoyé au dernier moment à cause de la mort subite d’une sœur de Maury — Madame Bertou, de Montpellier, femme d’un prof. de théol. — Finalement, Simonne est partie dimanche, invitée pour trois jours chez les Maury, puis pour une semaine chez Dominicé. C’est finalement Maury qui fait cette instruction, il y tenait visiblement. Je suis enchanté de cette combinaison, à tous les points de vue, et c’est vraiment d’une gentillesse rare de la part de ces deux amis.

Certes j’ai tort d’abuser du mot de bourgeois. Il crée trop de malentendus. Je ne lui donne pas de sens « moral » — en général — mais uniquement un sens social ; désignant un certain genre de vie qui est le nôtre, et une certaine conception de la vie qui est liée à ce genre de vie, conception dans laquelle la sécurité joue un rôle principal et acquiert une valeur en soi, indiscutée. Je ne dis pas que ce soit là un « préjugé » condamnable. C’est un état de fait, qui s’explique historiquement, et se défend même moralement. Et c’est de là que provient le petit scandale que peut causer mon mariage — mariage dépourvu de toutes les sécurités que donnent l’éducation semblable, une certaine consanguinité, etc.

[p. 2] Je sens bien que ce qui peut heurter, dans ce mariage, c’est son aspect d’aventure, de risque. Inutile d’ajouter que c’est ce qui me confirme dans ma décision. Il n’y a là rien que de normal. — Ce qui serait anormal, ce serait que je t’accuse de partager les préjugés bourgeois, c’est-à-dire tout l’ensemble de jugements intéressés qui constitue la « morale » des bien-pensants non chrétiens. Je puis constater quotidiennement à quel point nous sommes, dans notre canton, plus libres vis-à-vis des questions d’argent, de rang social, etc., que les familles françaises du même genre. Si je me laisse emporter parfois dans des discussions, cela ne tire pas à conséquence. Et surtout, cela n’a guère de rapports avec la décision que j’ai prise, et dont je me félicite chaque jour un peu plus. Non d’ailleurs que tout soit facile. Il me faut chercher un appartement, me débarrasser d’une lourde « reprise », trouver le moyen de regagner ailleurs le traitement que j’avais à Foi et Vie et dont je serai privé dès juillet. Il faudra ensuite s’occuper de la cérémonie du mariage, ce qui m’ennuie superlativement. Et voir la famille de ma fiancée. J’ai fait visite à sa mère, personne digne et assez froide, qui roule les r à la provinciale, et qui m’a, somme toute, très bien reçu. J’inviterai bientôt le petit père. Les beaux-frères restent muets. Enfin, ces malaises-là seront entièrement surmontés dans six mois, ce n’est pas trop grave.

[p. 3] Qu’advient-il de la maison ? Y serez-vous encore cet été ? Je suis absolument navré de penser que désormais il n’y aura plus de siestes sous les tilleuls, ni de galetas à traverser pour aller dans ma chambre. C’est à peu près le seul genre de biens auquel je sois attaché, parce qu’ils tiennent à la sensibilité, non à des contrats légaux. Faites tout pour que nous évitions l’Asile temporaire !

J’espère que le soleil de ce printemps te redonne force et courage. Il nous faudra bien un jour quitter ces climats rudes. On vit pour rien en Espagne. Pour moi, je trouve la vie à Paris de plus en plus absurde et intenable. Je vais chercher quelque chose à Passy, ou en banlieue de nouveau, pour respirer.

Anne-Marie sera-t-elle libre vers le 17 ou le 20 ? Je l’attends quand elle voudra. Il faut qu’elle profite de nos divans nombreux et des deux chambres vides.

Merci à Maman pour sa dernière lettre, et d’un paquet, bien reçu. Tu auras sans doute lu la polémique hilarante Jézéquel-Gounelle : j’aurais préféré plus de sérieux et moins de conciliation-à-tout-prix de la part de Jézéquel. D’autant plus que ça a raté, et que Gounelle a juré de ne rien comprendre et tout arrêter, tristement (Gide et Barth !!!).

Daniel m’entraîne prendre un bock pour fuir cette soirée de turbin à une terrasse. Je te quitte, et te souhaite une année claire.
Ton fils très affectionné
Denis