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1931-06, Denis de Rougemont à Alice et Georges de Rougemont

Chers parents,

La nouvelle de la vente des Ruillières m’a fait un petit quelque chose au cœur, bien sûr. C’est l’adieu à notre enfance, au Val-de-Travers, et aux sapins ; peut-être seront-ils plus beaux à distance et dans nos souvenirs.

(J’ai perdu mon stylo et n’ai pas le courage de m’en payer un neuf…) (« Nous à qui rien n’appartient, nous vivons dans la joie parfaite », dit le Bouddha.)

Il fait de nouveau bien beau, et j’espère que Papa a tout à fait repris l’usage de la parole publique et dominicale.

Interruption (longue, jusqu’à samedi, c’est étrange comme tout va vite).

J’ai raté un train qui devait me poser à Boissy-l’Aillerie, au colloque russo-protestant de théologiens : je suis très vexé, étant en pleine fermentation orthodoxe russe, depuis la dernière discussion Berdiaev-Gabriel Marcel-Gillouin.

[p. 2] Quel remue-ménage d’idées et de découvertes ! Et en plus, Kierkegaard et Barth, que j’ai l’honneur d’introduire en France par une longue note (4 p.) dans la Nouvelle Revue française (numéro de juillet ou août.)a (ce qui est aussi je l’avoue, une excellente façon de m’introduire en France :) (affreux.).

Je travaille beaucoup à « Je sers » où nous mettons sur pied un énorme et très beau programme. Pour moi aussi, mais pas assez. Et voici la tuile : je n’ai droit qu’à 15 jours de vacances en août. C’est à se suicider. Je compte depuis un an sur 1 mois-6 semaines de liberté pour terminer 2 livres en cours. Je crois qu’en menaçant de démissionner j’obtiendrai 1 semaine de plus, prétextant 10 jours que je voudrais passer à Pontigny. Mais c’est bien maigre, et j’en suis vraiment désespéré.

Il fait une chaleur qui me rend un peu gâteux. Je suis chez les Roland, nous allons revoir un spectacle de danses hindoues. Il faut clore ce billet qui a fait si longtemps poste restante.

Merci à Max pour ses efforts dont j’attends avec anxiété le résultat, et merci pour le numéro retrouvé.

Mille pensées affectueuses.
Denis