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1934-10-04, Denis de Rougemont à Alice et Georges de Rougemont

Chers parents,

Voici presque deux semaines que nous sommes ici, mais il nous semble encore que nous venons d’arriver, et nos installations sont loin d’être parfaites. Le premier enchantement est tombé rapidement après un plus ample examen, puis nous nous sommes fait une raison, et nous voici assez heureux de notre état. Il faut dire que la saleté du midi est plutôt démoralisante, les premiers jours tout au moins. Il a fallu faire des nettoyages considérables, vider les chambres où nous habiterons, et qui étaient capitonnées, ornées, meublées, tapissées, encombrées au-delà de tout ce qu’on peut décrire. Nous en avons sorti des tombereaux de bibelots, de pompons, de tabourets à franges, et un nombre incroyable d’aquarelles. Ce qui nous a obligés à faire des relevés méticuleux, car il faudra rendre tout cela « en état », bien entendu. L’avantage de la maison, c’est qu’elle n’est pas seulement un musée d’aquarelles d’amateurs, mais aussi une bibliothèque. Il y a des armoires pleines de livres dans toutes les chambres, sauf à la cuisine. Et beaucoup me seront fort utiles.

Nous avons fait déjà de belles promenades aux environs, sous les oliviers. Et une petite sortie de week-end à Nîmes et Aigues-Mortes. [p. 2] C’était le jour des grandes manifestations contre l’interdiction des courses de taureaux, et tous les « guardians » de la Camargue étaient venus en ville sur leurs petits chevaux. À Aigues-Mortes, nous sommes tombés en pleines fêtes locales — elles durent une semaine — et c’était une chance. Mais quelle nuit à l’hôtel ! Des régiments de punaises sortaient du traversin et m’ont dévoré la figure et la nuque. Mes cheveux se hérissent à ce souvenir. Nous n’avons pas fermé l’œil — comme à Nîmes en arrivant — et cela ne nous donne guère envie de récidiver dans ce genre de sortie. Au Grau-du-Roi, nous avons pris le dernier bain de l’année, dans une eau presque tiède.

Je suis en train de terminer la première correction des épreuves de mon livre. Pénible travail, on voudrait tout changer, et c’est trop tard.

Simonne va très bien depuis qu’elle est ici. Il se trouve que l’eau de notre source est à peu près pareille à l’eau de Vals, qui est justement celle qu’il faut pour les colibacilles. J’espère qu’Anne-Marie se remet aussi ? Sont-ils déjà partis pour Lausanne ?

Nous vous enverrons bientôt quelques photos de la maison, mais elle est difficile à prendre, plus qu’à moitié cachée par des arbres, et assez laide. C’est la position qui est belle, et très abritée. Nous n’avons pas encore fait de feu, bien que le temps soit assez démonté.

Souvenez-vous que nous avons deux belles chambres à donner !

Affections de nous deux.
Denis