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1932-01-23, Denis de Rougemont à Alice et Georges de Rougemont

Chers parents,

Voici la fin de semaine toujours tant désirée, un peu de temps pour souffler. Il me semble qu’à « Je sers » aussi on est un peu soulagé. Nous avons atteint 2 100 000 fr., il n’en manque donc plus que 900 000 que nous avons l’espoir de trouver, en prolongeant la souscription jusqu’au 28 février. Les travaux avancent à Paris, ce sera vraiment superbe, et nous ferons un grand pas en avant dans le public non protestant, à en juger d’après les premières réactions. J’étais à un thé avant-hier avec Pourtalès et Barbey qui ont montré le plus vif intérêt pour l’affaire, Barbey voudrait même nous donner son prochain livre. Je n’ai pas encore la réponse définitive de [Maurice] Robert et d’Eug. Coulon, mais j’ai tout de même pu amener 26 000 jusqu’ici. Rien de Clerc, non plus.

Les invitations, concerts, conférences me prendraient exactement toutes mes soirées si je n’en refusais les cinq sixièmes. C’est difficile de toujours refuser sans vexer les gens, mais j’en connais trop, et d’autre part, le retard de mon Paysan et de mes traductions devient angoissant. Je serai bientôt obligé de me payer une secrétaire personnelle !

Les bruits de guerre deviennent d’ailleurs si insistants que l’on ne sait plus trop que projeter. Tous les hommes de vingt ans viennent de recevoir un complément d’ordre de mobilisation qui précise terriblement le danger. La haine contre l’Allemagne éclate dans les journaux de tous bords. Faudra-t-il bientôt se réfugier dans un alpage à l’abri des gaz et des mitrailleuses ? J’ai vu hier soir des scènes édifiantes à Montparnasse, après un grand meeting communiste pour l’anniversaire de la mort de Lénine. La police provoquait littéralement le désordre devant les cafés archipleins, et j’ai reçu des bourrades d’agents furieux, pour me promener simplement, comme tous les soirs, sur le trottoir. Naturellement que ces [p. 2] scènes assez révoltantes sont une énorme propagande communiste. Pour arrêter deux ou trois pauvres diables, il y avait là des centaines d’agents et des taxis pleins de « provocateurs » en civil arrivaient de tous côtés. J’ai trouvé là par hasard le gros Robert Perrin, qui avait une belle frousse !

Pour passer à un tout autre sujet : j’ai laissé sur ma commode, en haut, ma montre-bracelet d’or, qui est complètement esquintée et que les horlogers d’ici ne savent pas réparer. Le remontoir est égaré. Pourriez-vous la donner à un bon petit horloger qui la remette en marche et la complète ? Et m’envoyer la note. Je suis sans montre, et c’est bien gênant. — Autre chose : Mme Isoz pourrait-elle me faire parvenir comme échantillon sans valeur deux paquets de tabac hollandais à 2 fr. en cornets pointus ? Ça avait bien marché la première fois.

Interruption. Passé le dimanche chez moi, à part une visite rapide au Louvre. Article pour Foi et Vie sur le roman protestant en général et l’obstacle du moralisme. Ça va dur. J’ai de plus en plus de peine à écrire sur commande, c’est un tourment de tous les instants, jusqu’à ce que ça soit « sorti » et recopié. Si les lecteurs savaient toujours quelle dépense d’énergie représente un article, même mauvais ! Il faut tâcher de n’en pas perdre le sommeil, et bien qu’il ne soit que 1 heure, je vais clore cette épître, planter-là mes analyses, et rêver à un monde de vacances sans soucis du lendemain, à des lectures à l’ombre de l’orme des Ruillières par exemple.

Je vous dis bonsoir, mais vous recevrez ceci avec le plateau du thé sans doute.
D

 

J’apprends le suicide de François [Michel], fils d’Horace et père de mon amie. Encore un résultat du « complexe d’infériorité » si affreusement développé par l’éducation genevoise. Il n’y avait aucune autre raison… Une jeune femme et un enfant…