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1941-06-02, Antoinette Petitpierre à Denis de Rougemont

Cher petit frère,

Nous avons connu de grandes émotions samedi et hier après-midi de nouveau et nous sommes prêts à recommencer encore, tant on ne se lasse pas de voir et d’entendre.

Après les répétitions de la semaine dernière, j’étais pleine d’appréhension, tout paraissait trop lent, pas au point, les mains se mouvaient lourdement. Il y avait des [poses] de quelques secondes, [Illisible] ennuyeuses. Puis, samedi, parce qu’il le fallait, le miracle se produisit : ce fut magnifique et hier la 2e fois c’était vraiment au point.

Les gens étaient très émus, c’est pour cela qu’après le 1er acte ils ont peu applaudi. Papa a cru à de l’indifférence. Je sais que non : il paraît que certains ont demandé : Peut-on applaudir ? tant ils étaient sous le coup de l’émotion et de la grandeur du spectacle. On me félicite pour toi de tous côtés. Chacun a la même phrase : Que c’est navrant qu’il ne soit pas là ! François chante dans les cœurs d’enfants : il est au pied de la scène avec la fanfare et il m’a dit : Tu sais maman : Beaucoup de gens pleurent. — Il est vrai que certaines phrases, les plus belles à mon avis sont dans la bouche du récitant et Bertschy est magnifique [Illisible] sans jamais d’emphase. Il ne se laisse pas couvrir par l’orchestre : « Pour un instant de foi, Dieu te délivrerait, en un instant de joie renaîtrait votre paix… parmi nous, peuple parmi nous… » et les Chœurs célestes sont… « célestes ». Dieu lui-même est descendu et d’une beauté pure.

Je n’ai jamais observé pareil silence d’une salle, durant 3 heures environ.

Kiehl est tellement content. Nous sommes restés jusqu’à 3 heures du matin, après la 1re, ici pour finir, avec quelques-uns, les Kiehl, Châtenay et d’autres. Parler de tout cela que nous avons [Illisible] ensemble les dernières semaines. J’étais beaucoup avec [p. 2] eux tous, ayant passé 6 à 7 h par jour dans la halle de Nicolas, à classer, étiqueter, terminer chapeaux et costumes. On n’a aucune idée de l’effort que cela représente. Les gens de La Chaux-de-Fonds sont descendus 4 fois dans la semaine pour des répétitions le soir : ils faisaient vestiaire sur le Neuchâtel ou le Fribourg amarré au port et dont j’avais la clé, le jour, pour coudre là. Ce fut bien amusant. Je crois vraiment Kiehl plus qualifié que je ne l’aurais cru, et il a été charmant. Il a aussi pesté contre Claude von Flue (le colonel est ainsi surnommé) [qui] voulait et lui faisait changer sa mise en scène. De quoi ne s’est-il pas mêlé. Quelquefois il y a eu des mots très vifs mais tout a bien fini. À la 1re 2400 places c’est-à-dire tout vendu. À la 2e on a refusé 200 personnes. Samedi 7, à la 3e viendront les diplomates et gens de Berne, dimanche après-midi la 4e le 8 et on en refait une supplément le soir du 8.

Le peuple est je crois atteint, et pas seulement les éclairés : un pintier de La Chaux-de-Fonds est déjà venu 2 fois, tant il est conquis.

Pierre Godet est enthousiaste, Ansermet enchanté, Méautis et sa femme venus déjà 2 fois.

Les critiques des journaux sont parfois idiotes : la Gazette parfaite, L’Express d’ici tellement gentil, Charly Guyot au Journal de Genève fait quelques restrictions. La Tribune de Genève aussi. Il semble que les gens soient insensibles (dans le monde des journalistes du moins) à la poésie et à la concision. Si ce n’est pas concis, ils disent : c’est délayé. Si c’est concis, ils disent : c’est trop dépouillé. Le souffle religieux est ressenti très fort par les assistants, mais cet idiot de Gaudard est si constipé qu’il écrit des âneries. Papa voit les catholiques derrière. Peut-être, ils sont tellement scandaleux à la rédaction… Hier, au moins 500 Fribourgeois et ils ont applaudi à tout rompre, pendant les actes, les curés suivaient le texte ainsi que beaucoup d’autres gens. Papa achète les journaux suisses allemands pour te les envoyer. Nous croyons que Charly Clerc pâlit de jalousie !! et cela nous ravit. Georges de Dardel est venu de Zurich exprès. Il était enthousiasmé. Les seules réserves que l’on entend ont trait à une certaine lenteur. Peut-être trop long dialogue entre Dorothée et Nicolas, apparition des 3 vieillards, une certaine confusion au 2e acte. Ceux qui critiquent dans les journaux se creusent la tête pour trouver quelque chose, alors que le simple public est enthousiaste et impressionné.

Kiehl est tellement content que tu lui aies écrit. C’est une des bonnes actions de ta vie. Reviens si tu le peux, avant trop longtemps. Ceci pour ta réputation auprès des méchants qui pensent peut-être que tu as pris le large au moment du danger et ne comprennent pas combien ta carrière profitera d’une telle expérience et d’un tel séjour. Ce doit être passionnant et nous te comprenons.

D’ailleurs ici on pense que la guerre va durer très longtemps et que l’on ne te reverra pas tant que la mer est peu sûre.

Mille tendresses à vous tous.
Toinette

 

Tuti a été excellent. Il avait 4 rôles importants. Jean Rychner aussi. Et Bercher bien.