[p. 1]

1944-04-17, Alice et Georges de Rougemont à Denis de Rougemont

Mon bien cher,

Pense que nous sommes à Locarno, fort bien installés depuis 15 jours. Papa, après sa suffragance, avait besoin de repos, et nous sommes venus ici dans ce magnifique pays, fleuri, chaud et lumineux ! Aujourd’hui, par exemple, c’est tout à fait gris, mais la première impression reste.

Les Max étant venus à Lugano pour le Conseil des États, ont pris Anne-Marie avec eux, et elle nous a rejoints pour cinq jours. Maintenant c’est au tour d’Antoinette de nous égayer. Elle se promène avec son père. J’aime beaucoup mieux Locarno que Lugano, c’est plus méridional et dégagé. Et c’est plein de jolis coins pittoresques, toutes les couleurs sont jolies. Je me suis mise à faire des camélias en pastel. C’est tellement amusant !

Nous avons des nouvelles de vous, datant du 20 janvier, de l’ami Rosset. Tâche donc d’écrire comme lui. Je te réitère l’adresse de Tante Dora Coulon :

Mrs H. L. Reed. 6 Digswell road. Welwynsgarden City Herts.

Nous avons soif de nouvelles.

Oncle Louis m’a télégraphié pour ma fête le 3 avril, disant que nos lettres d’octobre ! lui sont bien arrivées. J’espère que les nôtres, à toi adressées, font de même, celle en particulier du commencement de l’année, te remerciant de ton télégramme.

Je continue à la place de Toinette qui devait mettre quelques mots sur cette feuille et… est partie sans le faire. Elle s’est bien reposée, je crois, à ne rien faire.

Elle a appris que son fils [p. 2] Jean-Claude est tombé en sautant du haut d’un mur, à Lausanne, qu’il a une jambe assez mal arrangée, mais pas cassée. On a dû la mettre dans le plâtre !

J’espère que vos deux enfants vont bien. Voilà Martine qui a 4 ans, et qui doit être délicieuse, et Nicolas doit être un grand collégien. On voit souvent ici des enfants qui font penser à lui. Je laisse la place à Papa, en vous embrassant tous, et en vous disant nos pensées journalières pour vous. Ici, à l’hôtel, il y a une dame de Lignières qui est impressionnée d’avoir ici les parents d’un écrivain.

Son pasteur Deluz lui a fait lire pas mal de choses de toi. Elle te trouve très courageux, etc., etc.

Encore mille messages.
Maman

 

Nous comptons rentrer la semaine prochaine, bien remis et heureux.

 

Chers tous,

Un an et demi sans lettre de vous, c’est long. Sans doute ne vous représentez-vous pas ce que ce silence représente pour les vieux parents que nous sommes ! Maman t’exhorte, mon cher Denis, à t’inspirer de l’exemple de ton ami Rosset qui correspond régulièrement avec les siens ; cède donc aux objurgations de ta mère, prie ton compatriote de te donner des tuyaux. En attendant, nous vivons de confiance et d’espoir. J’aime à penser que nous ne nous berçons pas d’illusions, quand nous nous représentons que vous menez maintenant une existence facile, matériellement parlant ; que tu peux écrire, librement, faire valoir ton talent, et tirer le meilleur parti possible des circonstances. Maman te raconte nos faits et gestes ; ils sont sans grande importance pour vous ; à distance, et par les temps qui courent, on s’en veut de souligner les incidents de nos existences bourgeoises. Ce que je tiens à vous écrire, c’est que nous vous aimons, que nous pensons à vous dans nos moments de recueillement, et que nous espérons que Dieu nous accorde la joie d’un revoir ici-bas.

Je vous embrasse tous.
Papa